Pendant des décennies, le système de santé centrafricain a été fragilisé par le manque d’infrastructures et les ressources humaines de qualité qui empêchaient aux citoyens d’atteindre le meilleur état de santé.
La construction il y a quelques années de l’hôpital communautaire de Bangui, la capitale, avait suscité beaucoup d’espoir pour la prise en charge des patients, le respect de l’éthique et de la déontologie.
Mais au fil du temps, cet établissement de référence est devenu une menace à la santé publique à travers des personnels corrompus qui se livrent à la vente parallèle des médicaments en violation des dispositions légales.
Fidelia Yarawendji sort du bâtiment défraîchi de la maternité la mine défaite. Enceinte de quelques semaines, elle vient convaincre une sage-femme de l’aider à avorter. Les deux femmes sont voisines dans un même quartier; c’est là où elles ont commencé à aborder ce sujet. La professionnelle de santé avait accepté le deal en indiquant à Fidelia la procédure à suivre.
« Elle m’a prescrit une liste de médicaments que je devais acheter pour me faire injecter« , relate la jeune femme de 21 ans rencontrée en mars dernier. Elle poursuit: « C’est chez elle à la maison que j’ai acheté les médicaments prescrits et c’est elle qui m’a injectée», dit-elle, en refusant de donner l’identité de la sage-femme.
Fidelia ne se préoccupe par des dizaines de personnes qui rentrent et sortent ce jour-là de l’hôpital communautaire de Bangui. Elle est obsédée par l’idée de se débarrasser du fœtus dans son ventre. Fiancée sans enfant, cette commerçante voyage à travers les provinces du pays pour acheter de la viande de bœuf boucanée, localement appelée «sharmout», qu’elle revend ensuite à d’autres femmes installées dans les marchés. Elle dit avoir appris à faire ce commerce auprès de sa génitrice qui l’accompagne souvent dans ses déplacements.
Après les injections, la jeune femme dit que sa situation sanitaire s’est compliquée. Elle est repartie vers la sage-femme mais celle-ci l’a orientée vers le service de la maternité pour une nouvelle consultation.
« Là encore, c’est une de ses amies qui me consulte et me délivre l’ordonnance que vous voyez (elle montre le document); et m’a encore demandé d’acheter les médicaments entre ses mains (amoxicilline, paracétamol, ibuprofène…)», raconte-t-elle, les larmes aux yeux.
Fidelia a refusé de se faire accompagner à l’hôpital pour les consultations. Elle savait que l’interruption volontaire de grossesse est illégale en Centrafrique et qu’elle pourrait perdre toute crédibilité si ses proches apprenaient sa démarche. Mais, en voulant tout faire en secret, elle a été prise au piège d’un réseau de vente parallèle de médicaments.
Dans la même période, une autre femme a été victime de cette pratique. Elle a conduit sa fille au cabinet d’un médecin pour une consultation. Ce dernier était absent. Mais, son secrétaire a non seulement consulté la patiente à la grande surprise de la mère mais il est allé plus loin. «Il nous a délivré une ordonnance médicale constituée de trois sérums flagils à poser successivement pendant 3 jours et nous a demandé de passer plus tard à son domicile pour acheter les médicaments, et c’est ce que j’ai fait», explique sous anonymat la dame qui a toutefois refusé de donner le nom du médecin ou de la secrétaire.
The Museba Project a voulu connaitre l’étendue du phénomène de vente parallèle de médicaments à l’hôpital communautaire de Bangui en posant aux usagers la question de savoir où ils ont acheté les médicaments après leur consultation. Sur un échantillon de 50 personnes interrogées du 05 au 25 mars dernier, 50 % ont dit avoir directement acheté les médicaments auprès d’un personnel et non à la pharmacie de l’hôpital.
Cette enquête réalisée auprès des hommes et femmes de divers âges a également révélé que les services les plus touchés par cette pratique sont les urgences médicales, chirurgicales et la maternité.
Sage femme diplômée d’Etat, Adjiza Dounga, le major de la maternité de l’hôpital communautaire de Bangui, dit que Fidelia, avec son état, aurait dû approcher un gynécologue au lieu d’une sage femme. Elle fait savoir que les sages femmes n’ont pas le droit de prescrire les médicaments aux patients. « Si elles le font, elles envoient les patients à la pharmacie« .
Délégués médicaux, les facilitateurs!
Le major du service maternité décrit plus loin comment les médicaments fournis à son personnel par les délégués médicaux finissent dans la vente parallèle.
« Officiellement, nous n’avons pas le droit de vendre le médicaments mais il arrive que les délégués médicaux soient en contact avec le personnel et qu’ils leur fournissent des échantillons de certains produits pharmaceutiques », dit Adjiza Dounga. « A leur tour, certains personnels donnent ces produits aux patients en cas d’urgence et exigent le paiement en retour ».
En juillet 2018, un rapport publié par la Plateforme des Confessions Religieuses de Centrafrique(PCRC), une organisation de la société civile qui œuvre pour la paix et la cohésion sociale, décrit l’hôpital communautaire de Bangui comme une institution qui suscite crainte et peur; où de nombreux médecins ont instauré « un système d’exploitation interne par la vente des médicaments qu’ils contrôlent à travers des circuits fermés ».
« Ces cas existent réellement ( …) il y a parfois pénurie de certains médicaments notamment contre les pathologies cardiaques et les traumatismes crâniens; quelques fois, les infirmiers les prennent et les proposent aux malades« , dit Dr Augina Wakanga, responsable des urgences.
Un homme qui assistait sa fille internée dans cet hôpital a été victime de l’appât du gain des personnels soignants. Il a fait un témoignage édifiant sur le mode opératoire qui a été repris dans le rapport de la Pcrc.
«Les médecins vous donnent une ordonnance. Ils disent que certains médicaments sont avec eux, donc tu n’as qu’à donner l’argent », dit-il, avant de poursuivre: « Et, quand vous amenez des médicaments d’ailleurs, ils en gardent certains qu’ils vont par la suite vendre à d’autres patients. Et si vous revendiquez ou si vous refusez d’acheter les médicaments près de leurs services, votre malade ne sera jamais correctement suivi. Au moindre problème, ils vont vous injurier, sans hésiter« .
Ce garde malade qui voyait les événements se dérouler sous ses yeux ajoute: « Par contre, si vous payez les médicaments chez eux, l’entente s’installe immédiatement et votre malade fait l’objet d’attention particulière. C’est bien dommage que ceux qui sont censés sauver des vies se comportent de cette manière».
Dans certains cas, c’est le personnel soignant lui-même qui décourage les patients d’acheter les médicaments à la pharmacie. Albert Salatimon, un patient âgé de 61 ans, a indiqué au reporter de The Museba Project que son cousin_ major en service à l’hôpital communautaire _ lui avait déconseillé d’acheter les produits à la pharmacie, mais plutôt de s’approvisionner chez lui et à vil prix.
Concurrence déloyale
L’hôpital communautaire de Bangui a été inauguré en 1991 mais c’est en 2016, soit 27 ans plus tard, qu’un règlement intérieur a été mis sur pied. Ce document que The Museba project a consulté, même s’il ne mentionne pas explicitement la vente illicite ou parallèle de médicaments, stipule en son article 29 que «le personnel ne doit pas faire la concurrence déloyale au détriment du comité de gestion». Les sanctions peuvent aller jusqu’au licenciement des coupables, prévoit l’article 30.
Selon le surveillant général de l’hôpital, Martin Kamboudane, les faits qualifiés de «concurrence déloyale» et «racket de malades» englobent la vente parallèle de médicaments et sont punissables s’ils sont avérés.
Depuis le 1er mars dernier, une charte nationale sur la qualité des soins et les droits des patients est entrée en vigueur dans tous les hôpitaux du pays. Elle est affichée à l’entrée des formations sanitaires et dans les services pour renforcer le dispositif dissuasif déjà existant.
Comme pour le règlement intérieur, les expressions «vente illicite de médicaments» ou «vente parallèle de médicaments» ne figurent pas dans la charte. Pour le Directeur Général de l’hôpital communautaire, les articles 1 et 2 qui traitent de la déontologie, de l’éthique, de la qualité et l sécurité des soins règlent déjà le problème.
« L’éthique hospitalier interdit au prescripteur de vendre des médicaments et la qualité et sécurité des soins exige que les médicaments soient achetés en pharmacie ; raison pour laquelle il existe une pharmacie au sein même de l’hôpital« , précise Abel Assaye.
La charte met également à la disposition des patients une ligne verte le 1212 pour leur permettre de se plaindre auprès des autorités de toute anomalie ou tout mauvais traitement de la part du personnel soignant.
Mais, les dénonciations au numéro vert sont quasi inexistantes. Abel Assaye a indiqué que les patients et leurs proches refusent de pointer les personnels corrompus par peur de représailles.
«Le plus souvent, j’accuse les accompagnants de malades de favoriser cette mauvaise pratique car l’accompagnant a peur qu’en refusant d’acheter les médicaments proposés par le personnel soignant, le malade soit maltraité», constate le directeur qui dit que le personnel hospitalier est régulièrement sensibilisé sur la vente illicite des médicaments aux patients.
Manque à gagner et qualité douteuse
Assaye dit que quand un travailleur de l’hôpital est surpris en flagrant délit ou lorsque des cas lui parviennent avec les preuves, il sanctionne automatiquement.
A titre d’exemple, le directeur a indiqué qu’il y’a trois mois, une infirmière qui vendait illégalement les médicaments a été licenciée. Elle faisait discrètement entrer des cartons de produits à l’hôpital.
Cette sanction disciplinaire n’a pas découragé d’autres personnels qui, à travers l’activité de la vente parallèle de médicaments, mènent une concurrence déloyale à la pharmacie de l’hôpital et privent cette formation sanitaire d’une partie de ses recettes, regrette Romuald Ouefio, directeur des pharmacies au ministère de la santé. Il est difficile de savoir dans quelle proportion exactement les recettes des pharmacies hospitalières sont impactées puisque de l’aveu même du surveillant général de l’hôpital de Bangui, il n’existe pas de statistiques disponibles.
Par contre, les autorités sanitaires affirment que tout médicament sorti du circuit légal est un faux produit car on ne peut prouver sa qualité. Selon Romuald Ouefio, les médicaments d’origine douteuse vendus en coulisse dans l’hôpital mettent en danger la vie des patients qui, en espérant obtenir la guérison, courent le risque d’être davantage exposés aux maladies.
Fidelia n’a plus donné de nouvelles après sa tentative d’interrompre une grossesse.