Abdou Yadji veut dire au revoir à la misère. Alors, le bûcheron quarantenaire noue son t-shirt noir trempé de sueur autour de la taille. Chaussures en plastique aux pieds, il donne des coups de hache à un tronc d’arbre couché au sol. Abdou est sous pression. Il doit faire des morceaux de bois de même taille avant de quitter la forêt de Bamanga, un village du nord Cameroun situé à la frontière avec le Nigeria.
Le bûcheron n’est pas seul dans la forêt. Ce matin chaud de janvier 2020, son compagnon, un homme au visage épanoui, est assis sur une motte de terre ocre, les yeux fixés sur une montre en argent au poignet gauche.
Trois jours auparavant, il s’est présenté à Abdou comme un commerçant musulman qui achète souvent des pagnes au Nigeria pour étoffer sa boutique dans la capitale du Nord. Puis, d’un accent calme, il a admiré le travail du bûcheron et lui a fait une proposition. Il a dit être en contact avec un homme d’affaires nigérian qui veut acheter de grandes quantités de bois Kosso et qui paie 5000 nairas($12) par morceau de deux mètres de long, raconte Abdou.
« Si je lui vend le bois, dit-il, je pourrais devenir riche en peu de temps ».
Le Cameroun et le Nigeria ne partagent pas seulement une frontière de 2000 km. une enquête de The Museba Project révèle que des individus originaires des deux pays entrent discrètement dans les forêts camerounaises, coupent sans autorisation des bûches de bois de rose qu’ils transportent jusqu’au Nigeria.
Alors que cette activité lucrative est à l’origine de la destruction des forêts, la fuite des finances publiques et la perte des emplois, le média en ligne a découvert que certaines autorités nigérianes, liées au principal parti d’opposition, blanchissent ce bois localement appelé Kosso ou Madrics en délivrant aux trafiquants des documents officiels qui attestent que l’exploitation a plutôt été faite au Nigeria et qui facilitent l’exportation des conteneurs de Kosso vers la Chine, la destination finale.
Bien plus, The Museba Project est entré en contact avec un célèbre trafiquant de bois de rose de contrebande qui dévoile le schéma de corruption partant de la forêt camerounaise au port de Lagos, avec des pots-de-vin versés à des agents forestiers camerounais, chefs traditionnels et agents de sécurité nigérians, les prix des bûches de bois de rose dans le marché noir, le profil des clients asiatiques et même comment le trafiquant et son équipe ont coupé avec succès le Kosso dans les forêts dangereuses de l’Etat de Borno, un territoire contrôlé en partie par l’organisation terroriste Boko Haram.
Abdou vivait dans une case en terre cuite couverte de paille. Sans enfants ni femme. Quand il gagnait un peu d’argent dans la coupe du bois de chauffe, le bûcheron édenté fumait des cigarettes à répétition. Il buvait la bière locale, fredonnait des chansons populaires et mangeait à peine. Puis, lorsque l’argent était fini, il tuait le temps allongé sous le grand arbre du village.
Bamanga est peuplé d’environ cinq mille âmes qui vivent de cultures vivrières, d’élevage et de vente du Bil-Bil, une bière locale. De jour comme de nuit, des engins à deux roues traversent à vive allure ce petit village. Ils transportent des marchandises de contrebande en provenance de l’Etat de l’Adamawa au Nigeria: ciment, carburant, huile raffinée, farine, sucre. Les conducteurs se créent chaque fois de nouvelles pistes pour échapper au contrôle de l’unique poste de douanes de la localité.
Le bûcheron a accueilli l’offre du commerçant musulman comme une manne. Il tenait enfin une occasion de sortie de misère. Mais, alors qu’il entaillait une pièce de Kosso sous le soleil brulant, Abdou a entendu un bruit léger au loin. Son compagnon a aussitôt saisi sa main gauche et lui a demandé de prendre la fuite. C’était trop tard. Les deux individus ont été stoppés dans leur brève course par des agents des eaux et forêts en service dans la région du Nord.
« Vous êtes en état d’arrestation », a déclaré l’un des agents en uniforme vert en menottant les deux complices.
« Vous n’êtes pas autorisé à exploiter ce bois », a déclaré l’officier.
Pillage organisé
Une essence forestière a rarement été autant convoitée. Le bois de rose, scientifiquement connu sous le nom de Pterocarpus erinaceus, est un arbre rare qui se trouve dans les zones sahéliennes et les forêts claires. Il est prisé pour son fourrage et ses vertus thérapeutiques. Ses feuilles servent d’aliment aux animaux domestiques. Dans certaines contrées en Afrique de l’Ouest, les écorces du Kosso sont activement recherchées pour leurs vertus en médecine traditionnelle. Mais, si ce bois est devenu l’une des essences les plus adulées dans le monde, c’est parce qu’il est abondamment utilisé dans la fabrication des meubles de luxe en Chine.
L’empire du milieu, près d’un milliard et demi d’habitants, mise sur une nouvelle classe moyenne qui investit dans la décoration intérieure.
En 2017, le marché des meubles de luxe dans le pays a représenté un chiffre d’affaires d’environ 35 milliards de Dollars américains, selon des experts. Pour réaliser ces performances en augmentation, la Chine, un grand exportateur de meubles, a besoin de matières premières comme le Kosso.
En 2016 seulement, plus de 1,4 million de grumes de Kosso, d’une valeur de 300 millions de dollars américains, ont été recensés dans les ports chinois, dévoile une étude de Environmental Investigation Agency (EIA), une Ong qui enquête sur la criminalité et les abus environnementaux.
Tout n’est pas rose dans cette chasse au bois de rose. D’après EIA, la forte demande chinoise a fait naitre une industrie parallèle de commerce de bois de rose illégal qui se nourrit du pillage organisé des forêts claires à travers le monde y compris celles de certains pays au sud du Sahara.
Après la Gambie, le Ghana, le Benin, le Burkina Faso, la Sierra Leone, le Nigeria, pays de plus de 150 millions d’habitants, a vu son espace forestier se réduire au fil du temps.
Entre 1990 et 2010, la première économie du continent africain a perdu environ 409,650 de ses 9 millions d’hectares de forêts, soit 2.38% par an, selon l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, FAO . La razzia n’a pas épargné le Kosso un matériau utilisé dans le mobilier de luxe en Asie.
Le nouveau business d’alors a pris son essor dans le pays en 2013. Profitant des lacunes dans les lois existantes, un cadre réglementaire laxiste et la corruption des officiels et des leaders communautaires, certains operateurs économiques nigérians et leurs partenaires chinois ont illégalement entrepris de financer la coupe, le stockage et l’exportation du Kosso.
EIA révèle qu’entre janvier 2014 et juin 2017, plus de quarante conteneurs maritimes de 20 pieds remplis des grumes de bois de rose étaient exportées en moyenne chaque jour du Nigeria vers la Chine.
Comme le Cameroun, le Nigeria est un Etat partie à la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, CITES.
Depuis 2017, le Pterocarpus erinaceus ou Kosso est listé dans l’annexe II de cette convention qui demande aux pays exportateurs de s’assurer que l’origine du Kosso est légale et que sa survie est garantie.
En 2018, le comité du CITES, préoccupé par l’exportation incontrôlée du Kosso du Nigeria, a décidé que « les Parties ne devraient accepter aucun permis ou certificat CITES pour Pterocarpus erinaceus délivré par le Nigéria à moins que le Secrétariat CITES n’ait confirmé son authenticité ».
Les assauts répétés des trafiquants de Kosso avaient déjà causé la déforestation, le réchauffement climatique et des dégâts économiques dans les Etats comme Cross River, Adamawa, Taraba, Kaduna, Ondo. Quand les trafiquants nigérians ont constaté que les ressources forestières étaient épuisées alors qu’ils devaient continuer à satisfaire la demande chinoise, ils ont commencé à traverser la frontière pour couper illégalement le Kosso au Cameroun voisin.
Abdou n’avait pas connaissance de cette information quand il a accepté la proposition du commerçant musulman.
« Je veux gagner de l’argent pour changer de vie et épouser une femme, mais je vois que c’est dangereux », a déclaré Abdou.
En quelques années, la forêt de Bamanga a perdu des dizaines de grumes de Kosso, d’après les riverains. Le bois est coupé en morceaux puis transporté clandestinement sur des motos ou des camionnettes jusqu’au Nigeria. Les trafiquants proposent des sommes d’argent séduisantes à des bûcherons démunis comme Abdou pour faire la coupe sans leur expliquer les risques de l’activité illicite.
Assis à l’arrière de la pick-up de couleur blanche des agents forestiers, Abdou ne pensait ni à l’argent qu’il devait empocher après son effort ni à sa hache abandonnée sur les feuilles mortes. Le bûcheron était anxieux de connaitre le sort qui lui serait réservé entre les mains des autorités administratives locales.
Avec ses 22 millions d’hectares de forêts, le Cameroun est un géant forestier dans le bassin du Congo. Le bois de rose fait partie des essences rares qui se trouvent dans certaines forêts des régions septentrionales. Son exploitation est encore non-industrielle.
Coupé en infimes parties, le Kosso, un arbre d’âge avancé, a toujours été utilisé comme bois de chauffe par des populations en zones rurales. Mais, les choses ont changé depuis quelques années. Les autorités interdisent désormais toute exploitation de ce bois. Et pour cause, des centaines de grumes de Kosso tronçonnés ou coupés à la hache près des villages de la région du Nord, sortent illégalement du pays.
« Le trafic transfrontalier est généralement enraciné dans des réseaux criminels bien organisés qui relient certains dirigeants communautaires, des commerçants de bois (locaux, régionaux et nationaux) et des hommes d’affaires étrangers en charge des exportations », dit Raphael Edou, responsable du programme Afrique, des campagnes forestières à EIA-Etats-Unis; ajoutant que ce trafic « contribue à l’affaiblissement de l’Etat de droit au Cameroun ».
Ousmanou Moussa, 80 ans, est accroupi au fond d’une case en planches. Il tient entre les mains une barre de fer qu’il passe délicatement sur une flamme bleue. Malgré son âge avancé, le forgeron arrive à fabriquer des ustensiles de cuisine et des bijoux prisés par les habitants du village Ouro Dalang, près de la frontière avec le Nigeria. Ousmanou a été chef de Ouro Dalang pendant treize ans avant de laisser son siège à un successeur pour se concentrer sur sa passion.
L’homme garde le souvenir des moments où il avait le sommeil difficile parce que des inconnus rentraient dans la forêt sans son autorisation, coupaient des billes de Kosso et prenaient la fuite sans laisser de traces.
« Nous avions longtemps sacrifié notre sommeil pour rester éveillés et surveiller le village », dit Ousmanou, les pieds croisés sur une natte. « Ces gens venaient vers la fin de la saison pluvieuse pour couper le bois mais nous les avons faits obstacle dernièrement ».
Lorsque Ousmanou parle de « dernièrement », il fait allusion à septembre 2019. Ce jour-là, ses notables et lui ont attrapé un homme qui tronçonnait du Kosso dans la forêt à une heure avancée de la nuit. Le bois a été confisqué. Le trafiquant et son matériel ont été donnés aux forces du maintien de l’ordre.
Les trafiquants utilisent des armes à feu
L’octogénaire regrette que cet arbre qui procure de l’ombre et dont les feuilles servent de pâturages aux animaux domestiques devienne rare dans le village. Et il n’est pas le seul à chercher à comprendre ce qui se passe.
« Certains villageois pensaient que ces bandits usaient de la magie pour opérer mais moi, je n’ai jamais rien vu de mystique en eux », dit Ousmanou, ajoutant que « Quelqu’un ne peut pas venir te voler et user de la magie ».
L’administration forestière a été approchée par The Museba Project dans le cadre de cette enquête mais elle a refusé de se prononcer. Toutefois, un responsable impliqué dans la lutte contre la contrebande du Kosso a accepté de parler sous anonymat parce que n’ayant pas été autorisé à parler à la presse.
Selon lui, il n’existe pas de chiffres officiels sur le pillage du Kosso. Ce pendant, dit-il, l’administration connait le mode opératoire des trafiquants.
« Les trafiquants arrivent avec des armes à feu, des machettes, des tronçonneuses et des haches », indique l’agent de l’Etat. « Comme les tronçonneuses font du bruit et attirent l’attention, ils coupent désormais avec des haches, ça les prend trois à quatre jours pour abattre un arbre mais ils préfèrent ainsi pour passer inaperçu ».
A Lougga Horré, un autre village de la région du nord, les habitants sortent en masse dès qu’ils entendent les bruits des tronçonneuses dans la forêt, dit Mamoudou. Ce paysan sexagénaire à la barbe cadenas est à la tête d’un comité de vigilance monté uniquement pour traquer les coupeurs de Kosso.
Trois fois par semaine, Mamoudou ne se rend pas dans sa plantation de mil. Il sensibilise les villageois sur l’importance de protéger l’environnement.
« Si nous laissons ces gens abattre ce bois, nous risquons d’être rattrapés par le désert, car il y’aura moins de pluie et les terres ne conserverons plus de l’eau », déclare Mamoudou.
L’exploitation forestière illégale ne constitue pas encore une grave menace au nord Cameroun, selon des experts. En 2010, la région avait une couverture forestière estimée à 866000 hectares étalés sur 13% de sa superficie, selon Global Forest Watch. Dix ans plus tard, elle a perdu 769 hectares, d’après cette plateforme spécialisée dans le suivi des forêts. La réduction de la couverture forestière n’est pas toujours causée par la déforestation, indique Global Forest Watch, elle peut également provenir des incendies ou de l’exploitation commerciale.
Les trafiquants n’approchent pas seulement les bûcherons locaux pour obtenir le bois. Dans certains cas, ils offrent de l’argent et des présents à des chefs traditionnels qui en contrepartie leur donnent accès aux forêts sous leur contrôle.
Après plusieurs semaines de négociations, le reporter de The Museba Project a pu rencontrer à son domicile un chef traditionnel accusé de corruption. Il a accepté de dire sa vérité à condition qu’il ne soit pas identifié. Il dit avoir été approché, il y a huit mois, par un trafiquant nigérian, porteur d’une proposition alléchante.
« Ce monsieur m’a donné une somme de 200.000 F CFA($345) pour faire couper quatre(04) arbres de Kosso dans la forêt », raconte le chef.
Plus tard, l’accord conclu secrètement est devenu public.
« J’ai donné un peu de cet argent à certains notables, mais l’un d’eux a été ridicule et a donc commencé à dire aux gens que j’avais pris beaucoup d’argent », a déclaré le chef, ajoutant qu’il était tellement inquiet d’avoir accepté l’argent.
« Mon image a été ternie et les gens n’ont plus confiance en moi », a-t-il dit à voix basse.
Les dénonciations des populations ont commencé à porter des fruits. Grâce à elles, l’administration a saisi plusieurs stocks de bois de Kosso et du matériel de coupe lors de contrôles sur le terrain et des trafiquants d’origine étrangère ont été traduits en justice.
« Des bûcherons nigérians ont été arrêtés, ils ont payé des amendes pour mettre fin à l’action en justice et ils ont finalement été relâchés », raconte un agent de l’Etat; « mais ils peuvent être poursuivis pour immigration clandestine ».
Les bois saisis au cours des interpellations comme celle de Abdou et son compagnon sont parqués aux entours des bureaux de la délégation des forêts du Nord. Ils devaient être vendus aux enchères plus tard comme le prévoit la réglementation mais les autorités appliquent une mesure d’exception.
« Nous brûlons le bois de Kosso que nous saisissons pour éviter qu’en le vendant aux enchères il ne retombe entre les mains de trafiquants », explique un agent local des forêts et des eaux.
Abdou et son complice ont passé huit semaines dans les cellules de la police judiciaire du Nord. Pendant leur audition, le compagnon a révélé aux enquêteurs que son contact nigérian s’appelle Abdul Karim, un homme d’affaires musulman qui a bâti sa richesse dans le trafic du bois de rose. Les deux individus risquaient jusqu’à trois ans de prison pour exploitation forestière non autorisée mais l’administration a accepté un règlement négocié.
«Une femme proche de l’homme d’affaires s’est présentée à la police avec une somme de 900000 nairas (2 200 $) pour négocier avec les autorités et après, nous avons été libérés », révèle Abdou Yadji.
Après avoir été libéré, Abdou est retourné à Bamanga, le village où il vit depuis qu’il a terminé ses études secondaires dans la région voisine de l’Adamaoua.
Immédiatement après son arrivée au village, il a rejoint le comité de vigilance. Il dit avoir été choqué d’être impliqué dans une activité criminelle et a commencé à réfléchir à la manière de chasser les trafiquants.
« Ce que ces individus font à notre village n’est pas bon », dit le bûcheron.
Comme les activités de contrebande de Kosso se poursuivaient entre les deux pays, The Museba Project a voulu savoir comment les trafiquants opèrent de la forêt camerounaise jusqu’à l’exportation.
Les personnes abordées le long de la frontière ont presque toutes un nom sur les lèvres : Abdul Karim. Nous nous sommes associés à Abdou pour partir à la recherche du célèbre trafiquant qui semble en savoir beaucoup.
Mi-juillet 2021. Les pluies sont rares. Trois petits enfants nus marchent sur le sable poussiéreux du lit de l’eau qui sert de frontière entre Bamanga et Jamtari, le village nigérian le plus proche. Des agents d’immigration nigérians debout de l’autre côté du fleuve s’approchent de notre moto. Le conducteur est habitué à de telles scènes. Il murmure quelques mots en haoussa au policier et lui remet un billet de 50 nairas. La barrière est levée.
La moto va zigzaguer entre les maisons tantôt en briques de terre cuite tantôt en blocs de ciment. Des troncs d’arbre de diverses essences sont abandonnés ici et là. Au bout d’une dizaine de kilomètres, Konkul, une localité mi-rurale mi-urbaine se dessine avec ses belles bâtisses et son climat sec. Ses routes non goudronnées mènent vers la place du marché qui grouille de commerçants ce matin.
Quand Abdou descend de la moto, il se dirige vers un groupe d’individus aux visages souriants. Après un moment d’échange, l’un d’eux muni d’un téléphone portable, se retire de la foule. Il revient plus tard et passe l’appareil au bûcheron. Abdul Karim est au bout du fil. Une aubaine. Les deux hommes ne se connaissent pas. Abdou se présente à l’homme d’affaires comme étant un bûcheron qui dispose environ quatre vingt bûches de Kosso à vendre près de Kolléré, un autre village camerounais situé à proximité de la frontière.
Sans laisser le bûcheron terminer sa phrase, Abdul Karim, réagit: » Je vais tout acheter, ne te gêne pas pour le transport, je m’en occupe ».
A Konkul, Abdul Karim est propriétaire d’une villa protégée par une barrière haute. Seul le toit en forme conique est visible de l’extérieur. L’homme est bien connu dans la localité comme étant le plus puissant commerçant de bois. Après la brève conversation avec Abdou, Abdoul Karim a donné son numéro de téléphone personnel au bûcheron via son homme de main, un certain Inusa Zamfara Belel. Il a promis de venir au Cameroun la semaine d’après pour la transaction. Plus tard, Abdou a appelé plusieurs fois mais l’homme d’affaires était toujours injoignable. Le suspens a duré à peine quatre mois.
Fin octobre, sous une fine pluie, le reporter, sur les traces du trafiquant, se rend à Mubi, la seconde plus importante ville de l’Etat d’Adamawa au Nigeria. Accompagné d’un journaliste nigérian, il croise Inusa Zamfara Belel. Vêtu d’un polo rouge vif, l’homme de main a dit que depuis environ sept ans, il travaille dans le trafic de bois. Il a affirmé que si Abdul Karim est célèbre, c’est au moins pour trois raisons: Il est riche, il est le président des marchands de bois de la localité de Maiha au Nigeria, il verse des pots-de-vin aux autorités de Maiha pour blanchir le bois en provenance du Cameroun.
« C’est notre affaire » de corrompre les gardes forestiers camerounais
« Quand il ramène le bois du Cameroun, il paie le gouvernement local de Maiha qui lui fait les documents pour montrer que le bois est légal », a dit Inusa Zamfara qui vend la viande de bœuf et des ignames à ses heures libres.
Le jeune homme a déclaré qu’ils utilisent des tronçonneuses pour couper le bois au nord Cameroun où ils paient environ 9000 nairas ($21) pour une bûche de sept pieds. Mais, la même bûche coûte 15000 nairas ($36) au Nigeria en raison dit-il, du paiement des pots-de-vin et des taxes.
« Si le bois est disponible, nous achèterons, c’est notre affaire », dit Inusa
Et lorsque le Kosso est coupé au Cameroun, il est transporté par des tricycles, camionnettes ou motos jusqu’à la frontière, a-t-il ajouté. Puis, les grumes sont embarquées dans des camions de dix roues qui prennent la direction soit de Mubi Sud soit celle de Maiha.
Inusa a déclaré qu’ensuite, les convois passent par Pella et Hong avant de prendre la direction de Lagos, d’où des opérateurs économiques nigérians et chinois rachètent la cargaison destinée à l’exportation.
Inusa semblait à l’aise. Son patron, Abdul Karim, était toujours injoignable. Selon l’homme de main, le trafiquant est aidé par le gouvernement local de Maiha.
Depuis les dernières élections régionales, ce gouvernement local a Idi Amin à sa tête. Il est membre du Peoples Democratic Party (PDP), un parti d’opposition très fort qui a élu à la présidence du pays, des gens comme Umaru Yar’Adua ou Goodluck Jonathan. Idi Amin est censé lutter entre autres contre la contrebande.
Joint au téléphone par ce reporter le 10 décembre, il dit connaître Abdul Karim et ses activités. L’avait-il aidé (Abdul Karim) à obtenir des documents pour la coupe du Kosso au Cameroun ?
« Sans problème », a répondu Idi Amin qui s’est empressé d’ajouter : « Je veux d’abord appeler Abdul Karim, lui et moi parlons, puis je vous appellerai ».
Depuis cet échange bref, le chairman du gouvernement local de Maiha n’a pas rappelé et n’a plus décroché nos appels téléphoniques. Mais, ce même jour, une surprise nous attendait. Abdul Karim qui ne décrochait pas son téléphone depuis la conversation avec le bûcheron Abdou a appelé le reporter. Le trafiquant a dit être toujours intéressé par le Kosso, même s’il préfère un autre type de bois, Appawoood, qui crée moins d’ennuis d’après lui.
Il exerce l’activité depuis cinq ans mais il se concentre sur la culture du maïs depuis un moment parce que, dit-il, le business du bois tourne au ralenti. Il a affirmé qu’il coupe l’essentiel de son Kosso au Cameroun où il verse des pots-de-vin à des agents des eaux et forêts.
« Au Cameroun, nous négocions avec les gardes forestiers pour couper les bois et ils nous autorisent ensuite l’entrée dans la forêt pour une durée déterminée et un montant convenu à leur payer », a déclaré Abdul Karim sans dévoiler les montants des transactions.
« Ils [les gardes forestiers]vous avertissent que ce qu’ils vous donnent c’est pour vous permettre de vous débrouiller par vous-même, car ce n’est pas autorisé », a dit Abdul Karim, ajoutant que « Ils vous disent que si vous êtes pris, vous êtes seul, ne les mentionnez même pas ».
Chaque année, l’État du Cameroun perd environ 33 milliards de CFA($57 million) à cause de la corruption dans le secteur forestier. Les fonctionnaires soupçonnés d’être impliqués dans le trafic de Kosso sont traduits en justice pour dissuader les personnels qui s’aventureraient dans la même voie.
En août dernier, quatre gardes forestiers et un douanier ont été traduits devant la cour d’appel régionale du Nord dans une affaire les opposant à l’État. Ils ont été condamnés à trois ans de prison pour corruption et complicité d’exploitation forestière illégale du Kosso avec des trafiquants nigérians.
Haodam David, l’un d’entre eux, trouve la vie très difficile depuis sa sortie de prison et continue de clamer son innocence.
«Si nous réussissons à manger aujourd’hui, nous disons merci à Dieu ; s’il n’y a pas de nourriture, nous prenons les choses telles qu’elles sont », a déclaré Haodam David dans une interview.
« Jusqu’à aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi on nous a condamné », a dit Haodam.
Les faits remontent à juin 2016. Après avoir corrompu le chef traditionnel, quatre trafiquants nigérians qui sciaient le Kosso ont été interpellés par des agents des eaux et forêts à Balkossa, un village de la région du nord. Haodam était le chef section forêts dans la localité. Il raconte que par la suite, les nigérians ont voulu négocier leur libération en versant la somme de 687000 Nairas ($1672) à l’administration forestière locale. Mais, la hiérarchie de Haodam qui s’attendait à empocher au moins quatre millions de CFA($6899) dans cette opération a fait arrêter les nigérians ainsi que les fonctionnaires suspects y compris Haodam.
Avant cette affaire, le Cameroun et le Nigeria trainaient déjà une mauvaise réputation. Les deux pays ont été plusieurs fois classés au premier rang des nations les plus corrompues au monde par l’ONG Transparency international. Malgré tout, ce fléau est plus que présent dans les transactions quotidiennes.
Le Chairman et l’argent sale
Abdul Karim n’est pas seulement généreux envers les agents forestiers camerounais. Une fois la coupe terminée, les bûches de Kosso franchissent la frontière nigériane. Les autorités locales demandent des dessous-de-table pouvant atteindre jusqu’à 70000 nairas($140) par camion de Kosso, dit-il, pour délivrer les documents attestant que le bois est d’origine nigériane.
Comme l’a indiqué Inusa, Abdul Karim a dit qu’il travaille avec le gouvernement local de Maiha.
« Au Nigeria, c’est la liberté », a dit le trafiquant, tout excité . « Ce sont des fonctionnaires du gouvernement local [de Maiha] qui nous donnent les papiers certifiant notre paiement des taxes avant de nous rendre à Lagos, parce que sans vos papiers, vous pouvez parfois vous faire prendre et on vous demande de produire l’approbation que vous avez obtenue pour ce que vous faites. C’est donc très dangereux d’opérer sans la documentation appropriée ».
Idi Amin et Abdul Karim sont liés à tel point qu’ils s’échangent même de téléphone. Le trafiquant a appelé le reporter avec le téléphone du chairman du gouvernement de Maiha. Ce n’est pas tout. Abdul Karim est un intermédiaire. Il travaille pour un patron dont il n’a souhaité donner ni l’identité ni le nom de l’entreprise. Mais, son homme de main et d’autres personnes contactées soupçonnent le chairman d’être ce patron dans l’ombre.
« Je demande à mon boss le nom de l’entreprise et vous le communique », a dit Abdul Karim qui n’a plus décroché nos appels.
Les cargaisons de Kosso illégal qui quittent le port de Lagos entrent en Chine, selon plusieurs trafiquants. La Chine dispose pourtant des instruments juridiques lui permettant de sévir contre le bois d’origine douteuse.
Dans son article 63 (11), la récente loi forestière autorise le gouvernement à soutenir le développement de l’assurance forestière. Par ailleurs, la Chine s’est engagée aux côtés des États-Unis à éliminer (12)la déforestation illégale dans le monde en appliquant les lois sur l’interdiction des importations illégales. Mais, elle peine à respecter ces engagements malgré l’implication de ses concitoyens dans les activités illégales.
Le trafiquant nigérian a dévoilé que, pour satisfaire la demande chinoise, ses équipes ont exploité le Kosso à Taraba, Adamawa, Kaduna et même dans l’Etat de Borno, un territoire contrôlé en partie par l’organisation terroriste Boko Haram.
« Certains de nos gens travaillaient dans l’État de Borno, mais on leur a demandé de partir », dit Abdul Karim.
Au Cameroun, les autorités ont accru ces dernières années la surveillance des forêts du nord en donnant des moyens financiers et matériels à des comités de vigilance. En plus, des forêts communautaires ont été créées dans des localités affectées par la contrebande pour pousser les populations à les regarder comme un bien commun à protéger.
« Il est important d’aborder le problème comme une question d’offre et de demande, plutôt que simplement comme un problème dont les camerounais et nigérians sont les responsables », a expliqué Raphael Edou.
« Les autorités doivent réprimer les réseaux de passeurs et les trafics associés, en utilisant par exemple la télédétection qui pourrait aider à recueillir des renseignements, tout en réduisant le risque pour les agents ».
En attendant, les bûcherons démunis comme Abdou restent vulnérables. Les trafiquants fortunés comme Abdul Karim, quant à eux, restent aux aguets.
Cette enquête a été produite avec le soutien de Rainforest Investigations Network du Centre Pulitzer. Photographie: Christian Locka . Cartes et animation: Kuang Keng Kuek Ser (Centre Pulitzer))
Je trouve cette enquête bien menée, beaucoup de recherches avec des risques professionnels dans une zone truffée de trafiquants et des agents de Boko Haram.
L’enquête pourrait limiter la casse, félicitations !