C’était le premier jour de septembre 2015.
Comme à son habitude, Pierre Tchouachoua a dit aurevoir à ses proches puis a quitté Bangui. Quelques jours plutôt, le conducteur de camion de nationalité camerounaise était entré dans la capitale centrafricaine avec une centaine de cartons de produits de première nécessité appartenant à une multinationale. Il était sur le chemin retour.
Accompagné d’un apprenti chauffeur, il roulait à bonne vitesse sur une piste où la poussière empêchait de contempler le paysage verdoyant aux alentours. A soixante et un kilomètres de la frontière, le véhicule est tombé en panne. Il était 21 heures 30 minutes.
A cet instant, Tchouachoua pourtant habitué au tronçon a commencé à paniquer pour une raison simple. Il savait que le camion, l’apprenti-chauffeur et lui se trouvaient au mauvais endroit. La zone était contrôlée par des bandes armées qui n’hésitaient pas à s’en prendre physiquement aux transporteurs en difficulté, aux marchandises et même aux engins à leur portée.
Mais, Tchouachoua n’a pas baissé les bras. Il a emprunté une mototaxi de passage pour se rendre à la frontière et pouvoir rencontrer un mécanicien malgré l’heure avancée de la nuit. A bord de l’engin à deux roues, le conducteur et lui ont aussitôt quitté les lieux où étaient restés l’apprenti-chauffeur et le camion en panne. Environ un kilomètre plus loin, la mototaxi était en allure, lorsqu’une balle tirée dans le noir a fini sa course dans la tête de Tchouachoua qui a rendu l’âme sur le champ.
Assis sur une natte bigarrée, Yacoubou, 53 ans, avale précipitamment une gorgée de thé au citron. Il évoque les derniers instants passés avec son ami Pierre Tchouachoua avec une voix presque inaudible.
« Pierre était gentil, il craignait Dieu et respectait ses collègues », raconte Yacoubou, qui dit avoir été bouleversé par l’annonce de la mauvaise nouvelle. « J’ai passé plusieurs jours à me convaincre qu’il n’était pas décédé parce que je n’y croyais pas; il pouvait rarement terminer une journée sans me passer un coup de fil ».
Le lendemain au petit matin, le corps sans vie de Tchouachoua, tacheté de sang et de poussière, a été découvert par les habitants de Fambélé, un village centrafricain. Alerté, le chef de ce village a autorisé l’inhumation immédiate du cadavre du conducteur camerounais sur le sol centrafricain.
Larmes et sang
Pays pauvre d’Afrique centrale, la République centrafricaine ne dispose pas de façade maritime internationale. La plupart de ses importations transitent par le port autonome de Douala, la capitale économique du Cameroun; les marchandises_ constituées majoritairement de produits de première nécessité_ sont ensuite acheminées jusqu’à la capitale Bangui à travers un corridor communautaire d’environ 1 500 km.
Pendant plusieurs années, ces voyages étaient principalement perturbés par le mauvais état des routes qui retardait les expéditions, sans affecter les vies humaines et les affaires.
Mais, après la chute du président François Bozizé en mars 2013, les choses ont changé. Les rebelles musulmans de la Seleka ont pris le contrôle de la partie centrafricaine du corridor _ environ 580 km _; et à mesure que les semaines passaient, de nouvelles menaces sont apparues sur le chemin emprunté par les camions, à commencer par les assassinats répétés de transporteurs camerounais, les vols de marchandises et la destruction des véhicules, révèle un rapport interne du Bureau de Gestion du Fret Terrestre (Bgft), un organe chargé de la coordination et du suivi des transports terrestres au Cameroun.
Sur trois pages, le document parcouru par The Museba Project, relate dans les détails une série d’assauts violents des bandes armées en territoire centrafricain.
Quatre jours après le décès de Tchouachoua, l’Etat du Cameroun a saisi la Centrafrique pour solliciter que les restes du conducteur soient rapatriés à son village natal.
« On ne pouvait pas accepter qu’il soit enterré en Centrafrique; la moindre des choses était que sa famille et ses amis fassent le deuil », dit Yacoubou en haussant le ton.
Comme Tchouachoua, d’autres transporteurs routiers camerounais ont perdu leurs vies en voulant nourrir la Centrafrique.
Le 18 juillet 2015, un convoi de camions parti de Beloko, à la frontière camerounaise, est tombé dans une embuscade tendue par des hommes armés vers 17 heures et demi. Iya Hamadama, conducteur de camion de nationalité camerounaise, est mort après avoir été grièvement blessé au cours de cette attaque menée avec des armes blanches et à feu.
Abdoulaye Bello, apprenti-chauffeur à l’époque, était coutumier des scènes tragiques et avait commencé à s’inquiéter pour sa propre vie.
« J’avais vraiment peur en voyant ces meurtres qui se déroulaient avec la complicité des villageois; on ne comprenait pas ce que nos frères de la Centrafrique voulaient à la fin. Comment pouvez-vous tuer les gens qui viennent vous aider, vous apporter à manger? », s’interroge l’homme svelte de 47 ans, aujourd’hui actionnaire dans une société de transport interurbain, après une quinzaine d’années d’activités sur le corridor.
Quand les rebelles de la Seleka ont quitté le pouvoir, les Anti-Balaka _ miliciens chrétiens _ ont pris la relève des atrocités sur cette route qui avait déjà vu couler beaucoup de larmes et de sang.
Adamou Aladji, également transporteur camerounais, a été brulé vif par un groupe armé d’Anti-Balaka le 5 juin 2014 alors qu’il se trouvait à quelques kilomètres du camp militaire de Bouar, en Centrafrique, où les camions font escale avant de poursuivre le trajet le jour d’après.
Entre juillet et septembre 2015, la Centrafrique a été un enfer pour des dizaines de transporteurs routiers camerounais, révèle le rapport de la Bgft en dressant un bilan des actes de crime et de vandalisme perpétrés à cette période par les groupes armés contre les nationaux camerounais: sept conducteurs tués, deux portés disparus et trois blessés, deux apprenti-chauffeurs tués et deux autres blessés, neuf camions pillés et deux camions incendiés avec des marchandises.
A tous les coups, le mode opératoire des groupes armés était presque le même, d’après les transporteurs. Ils plaçaient des obstacles sur la chaussée à la sortie des virages pour obliger leurs victimes à s’arrêter. » Le camion tombe nez-à-nez avec la barrière, il n’est plus possible de rebrousser chemin. Les rebelles sortent avec des armes et font de vous ce qu’ils veulent », explique Paul Wangreo, un apprenti-chauffeur.
Le 12 juin 2015, deux camions abandonnés par le convoi ont été attaqués à l’arme lourde par un groupe armé non identifié. L’un des conducteurs et son apprenti ont réussi à s’enfuir jusqu’à un village, près de Bossemptélé, à 300 km de Bangui. Plus tard, ils ont fait au poste Bgft de Bangui une déposition sur les dégâts subis lors de l’agression: deux tracteurs, deux dossiers de véhicules, deux bordereaux, des peaux de bœufs, des sacs de voyage et une somme de huit millions 200.000 FCFA, tous brûlés.
Créé il y a vingt ans par la Communauté Economique et Monétaire de l’Afrique Centrale (Cemac) afin de faciliter les échanges entre le Cameroun et la Centrafrique, ce corridor communautaire est fréquenté à plus de 60% par des camions conduits par des ressortissants camerounais . Il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre de camions qui traversent cette route.
Toutefois, une étude menée en 2019 par la Banque Africaine de Développement(BAD) sur l’état de la corruption sur le corridor révèle que 4995 camions escortés trois fois par semaine ont régulièrement effectué des voyages entre les deux pays.
En 2018, les camions ont fait treize mille 560 voyages _ 1113 par mois _ en aller retour de Douala à Bangui, selon une source au Bgft. Malgré le mauvais état des routes, ce trafic intense a permis la même année de transporter vers la capitale centrafricaine les marchandises d’une valeur de 55 milliards de F CFA, selon la douane camerounaise.
Mais, ces données statistiques montrant la fluidité des échanges commerciaux, occultent à peine le règne sanglant des groupes armés en Centrafrique. Selon les Nations Unies, le conflit religieux opposant les musulmans de la Seleka aux miliciens Anti-Balaka a fait six mille morts entre 2013 et 2014.
L’argent des rebelles
Avec le défi sécuritaire, il est né entre les groupes armés présents le long du corridor et certaines personnalités centrafricaines de transport une proximité facilitée par l’appartenance à la même patrie. Un officiel du Bureau d’affrètement terrestre centrafricain (Barc), a indiqué dans un entretien avec The Museba project que des sommes d’argent collectées auprès des transporteurs étaient reversées plus tard aux groupes armés. En contrepartie, les groupes armés qui sont passés à la caisse étaient chargés d’escorter et assurer la sécurité des transporteurs, des marchandises et à cesser les tracasseries sur la route, a-t-il ajouté.
« On travaillait avec les chefs de groupes armés qu’on avait identifié », a dit sous anonymat l’officiel du Barc en faisant défiler sur son téléphone portable certaines images atroces prises sur le corridor. Il a refusé sans explication de dévoiler les montants des transactions financières et même les noms des groupes armés concernés.
Plus tard, l’information de l’officiel du Barc a été confirmée avec amples détails par le président de l’Union Syndicale des Conducteurs de Centrafrique (Uscc), dans une interview avec The Museba Project.
« Nous avons commencé l’escorte par les Seleka [rebelles] eux-mêmes afin de réduire nos dépenses et les agressions; il fallait qu’on donne quelque chose pour préserver la vie de nos conducteurs; on leur donnait 2.000 FCFA [par camion] », a dit Wilfried Nguissimale, en précisant que les contributions des transporteurs n’étaient pas obligatoires.
« Je disais aux chauffeurs: je ne peux pas vous dire de ne pas donner et je ne peux pas vous dire de donner ».
Selon nos calculs, faits sur la base des déclarations du président de l’Uscc, les 4995 camions auraient versé aux rebelles la somme de neuf millions 990.000 F CFA par voyage. Les versements ont duré plusieurs mois et ont permis aux rebelles de renforcer leur arsenal de guerre contre les groupes ennemis.
« On a dit à la Seleka: on vous donne un frais d’escorte et on diminue l’argent des formalités », a indiqué Wilfried Nguissimale. Avant l’escorte assurée par les rebelles Seleka, les transporteurs pouvaient débourser environ 300.000 Fcfa par voyage entre Bangui et Garoua-Boulai à la frontière camerounaise, a-t-il dit.
Mais, les rebelles centrafricains auraient empoché plus d’argent sur le corridor. L’étude de la Banque Africaine de Développement révèle qu’ils exigeaient « le versement de 10 $ (5.000Cfa) par conducteur », soit un montant total de 27,47 millions FCFA par voyage pour l’ensemble des camions, et ce, malgré la présence des casques bleus des Nations Unies.
Depuis Avril 2014 en effet, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation en Centrafrique (Minusca), constituée d’environ onze mille Hommes, dont le mandat a été prorogé jusqu’en novembre 2020, dirige l’escorte des camions de la frontière camerounaise jusqu’à Bangui. Elle succède respectivement à la force multinationale de l’Afrique centrale (Fomac) et la Mission internationale pour la sécurisation de la Centrafrique (Misca), deux forces déployées pendant les moments chauds du conflit armé interne.
L’histoire de l’escorte des camions par les soldats étrangers en Centrafrique commence en début d’année 2014, le 24 janvier précisément à la suite d’un énième mouvement d’humeur des transporteurs qui réclamaient plus de sécurité sur le corridor. Au cours d’une réunion de concertation présidée ce jour-là par le sous-préfet de Garoua-Boulai, un officier congolais, alors commandant des opérations de la Misca, a pris l’engagement d’assurer la sécurité des camions de la frontière camerounaise jusqu’à Bangui.
« Les barrières des Anti-Balaka n’existent plus et ne doivent pas inquiéter en route les chauffeurs; le cas échéant, la Misca doit intervenir pour intercéder », a souligné l’officier congolais comme première modalité dans une lettre d’engagement écrite à la main.
Cet engagement a été réaffirmé le 06 février de la même année, puis approuvé par le ministère camerounais des transports après avoir obtenu le consentement de la Présidence de la République, comme l’attestent les documents consultés par The Museba Project.
Le président de l’Uscc a indiqué que la Misca n’est pas parvenue à chasser les rebelles malgré la bonne volonté du commandant congolais. Plus tard, la Minusca a pris la relève de l’escorte.
« La Minusca n’a pas bien fait son travail », a dit Wilfried Dimanche Nguissimale. »Nous avons eu beaucoup de véhicules brulés et des conducteurs tués . La plupart étaient des Camerounais. Avec les Bangladais, dès qu’on arrête le convoi et on commence à agresser les chauffeurs même pour rien, ils [les soldats bangladais] rentrent dans leur char, se blottissent jusqu’à ce que tout soit fini ».
Dans le même temps, l’Etat centrafricain, presque inexistant pendant la guerre, avait besoin d’argent pour renflouer les caisses asséchées. Et le corridor constituait déjà une source de revenus certaine pour les rebelles qui devaient être chassés tôt ou tard.
25.000 FCFA de frais d’escorte
En 2015, l’USCC a écrit à la Minusca pour solliciter que des éléments de l’armée centrafricaine fassent désormais partie de l’escorte sous l’appellation « Brigade économique ». Quelques semaines plus tard, cette brigade constituée du contingent centrafricain de l’escorte a changé de nom pour devenir le Bureau de Gestion des Opérations de Convoyage du Corridor(Bgocc); en gardant le même objectif, celui de renforcer la sécurité du corridor en échange du paiement de frais d’escorte par les transporteurs.
« Nous avons demandé aux conducteurs de payer une petite somme de 25.000 Fcfa qui permet de répondre aux besoins des forces de sécurité, leur carburant et l’entretien de leurs véhicules pour escorter le convoi », a dit Wilfried Nguissimale, par ailleurs un des coordonateurs de Bgocc à Bangui.
Les frais d’escorte de la Bgocc sont obligatoires et s’élèvent à 50.000 FCFA en aller et retour par camion. Plusieurs transporteurs camerounais estiment que les frais d’escorte sont élevés mais leur plaidoyer ne porte pas encore de fruits.
« C’est exagéré si c’est seulement pour entretenir les soldats centrafricains comme on nous le fait croire », dit Yacoubou. « Malgré que nous payons, il existe des barrières informelles où il faut donner un peu d’argent pour continuer la route, c’est simplement une arnaque organisée ».
Depuis l’arrivée de la Bgocc, le corridor est calme, selon l’Uscc qui se félicite de voir que les frais d’escorte permettent à l’Etat centrafricain d’empocher près de 125 millions de FCFA par voyage de camions. Pour Wilfried Nguissimale, les frais d’escorte vont disparaître lorsque la Centrafrique sera en sécurité.
En attendant, les transporteurs camerounais craignent de perdre d’autres vies chaque fois qu’ils effectuent les voyages à hauts risques en terre centrafricaine.
Le corps de leur ancien collègue, Pierre Tchouachoua, a été exhumé puis rapatrié sous escorte jusqu’à son village natal à l’Ouest du Cameroun.
Hélas !
La vie n’a jamais été un fleuve tranquille, chaque individu est unique en son genre et ses paramètres lui sont propres!
Certainement de la desolation pour certaines circonstances mais dans d’autres cas nous pouvons aussi éviter des désagréments inutiles il suffit de s’aimer et être fière de ce que l’on est!
S’aimer est de s’accepter et apprécier le meilleur que l’on a juste en améliorant au quotidien !