Auparavant, elle envoyait les déchets tranchants produits dans son centre de santé à l’hôpital de district de Nylon pour les faire incinérer. Mais, Chantal a cessé de le faire depuis un moment parce qu’elle trouve onéreux le coût exigé par l’hôpital public pour cette prestation. « On paie 5000 FCFA à cet hôpital pour l’incinération des déchets tranchants », déclare Chantal, propriétaire de Ancillia Lopez, un centre de santé situé au quartier Oyack dans l’arrondissement de Douala 3ème. « J’ai arrêté d’envoyer les déchets là-bas », dit Chantal.
Depuis lors, cette infirmière de profession brûle les aiguilles et seringues usagées à proximité du centre de santé, précisément au bord d’un drain où coulent des eaux de ménage et de ruissellement. Elle utilise à cet effet de l’acide, une substance très dangereuse.
Chaque année, 16 milliards d’injection sont réalisées à travers le monde, dit l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qui regrette que toutes les aiguilles et seringues usagées lors de ces opérations ne sont pas éliminées selon les normes. Chantal est tellement habituée au brûlage des déchets qu’elle ne se rend plus compte de la dangerosité de cette pratique. Pourtant, « dans certains cas, les déchets liés aux soins de santé sont incinérés, parfois à ciel ouvert, et leur combustion peut entraîner l’émission de dioxines, de furanes et de particules », dit l’OMS.
Dans les milieux hospitaliers de Douala, le brûlage des déchets médicaux est très répandu y compris au sein des formations sanitaires publiques. Toutefois, le choix du site de brûlage dépend de chaque établissement de soins. Certains responsables de centres de santé font brûler leurs déchets dans la cour ou à l’arrière du centre ; d’autres le font à même le sol, sur une tôle ou dans une fosse creusée à proximité ou dans un lieu éloigné, parfois en pleine agglomération urbaine, exposant ainsi les riverains et l’environnement aux risques de pollution.
L’infiltration des agents pathogènes dans le sol lors de l’enfouissement ou du brûlage à ciel ouvert des déchets infectieux, peut provoquer une pollution de la nappe phréatique, selon Pierre Moueleu, consultant formateur certifié en QHSE et diplômé en physiologie humaine, de même que la présence, dans la fumée toxique, des micro-organismes non éliminés lors de cette destruction traditionnelle des déchets, peut exposer à des infections respiratoires, avec le risque d’irritation des cellules et de fragilisation du système immunitaire. D’où l’avènement des maladies opportunistes, dit-il.
L’expert parle dans ce cas de stress oxydatif, qui est « une déliquescence, une destruction ou une autodestruction de l’organisme du fait que des radicaux libres se fixent au niveau des cellules, du matériel génétique appelé ADN. »
Au cours de l’enquête de neuf mois menée par un groupe de cinq journalistes, 67 centres de santé sur 125 visités dans la capitale économique camerounaise ont dit qu’ils transfèrent leurs déchets tranchants « pour brûlage » vers une formation sanitaire publique (hôpitaux de district, Centres médicaux d’arrondissement ou Centres de santé intégré) supposée posséder un incinérateur.
En outre, 23 centres de santé transfèrent leurs déchets tranchants à des tiers (individus) ou à une structure non autorisée selon la même enquête ; tandis que 17 centres de santé brûlent de manière artisanale leurs déchets tranchants, mélangés avec d’autres types de déchets.
Rareté des incinérateurs
Pour le délégué régional de la Santé du Littoral, Dr Jean II Dissongo, la plupart des formations sanitaires de la région brûlent leurs déchets. A chaque mission de supervision effectuée dans les dix districts de santé, la délégation régionale rappelle toujours le caractère obsolète de cette pratique, qu’elle décourage, dit-il.
Les dispositifs réglementaires encadrant l’activité n’exigent pas des centres de santé qu’ils possèdent, chacun, son propre incinérateur. En revanche, ces formations sanitaires ont l’obligation, avant leur mise en service, de justifier leur bonne foi par la présentation d’un contrat les liant à une structure tierce, publique ou privée, disposant d’un incinérateur approprié. Le rattachement à une structure disposant d’un incinérateur est un des critères pour obtenir un agrément. Plusieurs formations opèrent sans ce document administratif.
Un rapport récent de l’Ordre national des médecins du Cameroun indique que le Cameroun compte au moins 4000 formations sanitaires privées, clandestines et non clandestines confondues, dont environ 800 dans la seule ville de Douala, d’après le délégué régional de la Santé du Littoral.
L’aire de santé de Mambanda dans le district de Bonassama au 4e arrondissement compte seulement 84 centres de santé connus des pouvoirs publics sur une centaine de formations sanitaires existantes sur le terrain.
Dans le district de santé de Deido, l’un des dix de la ville de Douala, 250 structures sanitaires, agréées et clandestines associées, ont été répertoriées. En revanche, dans l’arrondissement de Douala 5e, autre niche de l’anarchie, des descentes de terrain sont envisagées par les autorités dans le but de dresser la carte sanitaire de cette unité administrative et d’obtenir des données statistiques actualisées et plus fiables, selon le service Hygiène et environnement de la mairie de Douala 5e.
Certaines formations sanitaires, pour se conformer à la réglementation, ont signé avec l’hôpital du district de santé de leur résidence un contrat de destruction des déchets dangereux produits dans ces formations sanitaires.
Toutefois, ces prestations ne sont pas gratuites. Les hôpitaux publics exigent de l’argent devant servir, disent-ils, à l’achat du bois, du pétrole, et à la rémunération du personnel chargé de la gestion des déchets médicaux. Le volume de déchets à incinérer est pesé. Les prix varient d’un lieu d’incinération à un autre et selon le poids des déchets à incinérer. «Le prix n’est pas standard, il est négociable», déclare laconiquement une infirmière qui n’a pas souhaité donner son nom ni d’autres explications.
Les prix les plus constants vont de 500F à 1500 F le kg, selon des sources concordantes. Le promoteur d’une clinique, sise à Bonabéri, dit avoir payé jusqu’à 2000 F par kilogramme de déchets tranchants pour leur incinération.
Des employés de plusieurs formations sanitaires rencontrés dans le district de santé de la Cité des Palmiers ont déclaré, factures à l’appui, avoir versé un taux forfaitaire mensuel de 10.000 FCFA pendant des mois à ce district pour l’incinération de leurs déchets, qu’ils en aient produits en quantité ou pas. Le chef du district de santé de la cité des palmiers, Dr Ndjomo Mba, a réfuté ces allégations.
D’après lui, les centres de santé de son district négocient directement des contrats avec le service hygiène et assainissement de la commune de Douala 5ème, dont fait partie le district de la Cité des Palmiers. Le médecin dit toutefois ignorer les détails de ladite convention. «L’incinérateur génère l’électricité, il y a le personnel qu’on emploie et les procédures qu’il faut respecter », explique pour sa part, sous anonymat, une source proche de la cheffe du district de santé de Deido.
Depuis quelques mois, l’incinérateur de l’hôpital de district de Deido est en panne, tout comme celui du centre médical d’arrondissement (CMA) de Bonamoussadi dont le bloc moteur a été, il y a quelques mois, volé nuitamment par des inconnus. Les districts de santé de la Cité des Palmiers et de Boko ne disposent non plus d’incinérateur.
Quand le 06 juillet dernier, trois reporters franchissent l’enceinte du district de Boko, qui abrite par ailleurs le centre de santé intégré de Boko, ils constatent que des déchets hospitaliers sont en cours d’incinération sous un jeune palmier d’où monte un nuage de fumée fine. Mais, un responsable du district dit que le brûlage se déroule dans une « fosse » qu’il empêche cependant aux journalistes de voir.
Des offres privées pour pallier la carence
En fait, des dix hôpitaux de district de santé de la ville de Douala, seul celui de Bonassama possède un vieil incinérateur artisanal en activité dont la cheminée éparpille dans la nature une fumée polluante. Cet incinérateur a été remis en service il y a quelques mois après une longue panne, d’après nos informations. Les tentatives des reporters pour avoir les commentaires du directeur de l’hôpital de Bonassama, ainsi que ceux des hôpitaux de Logbaba et de Nylon-Tergal sont restées vaines. Les chefs de districts auxquels appartiennent ces hôpitaux publics ont également refusé nos sollicitations d’interview, malgré de multiples relances.
La carence en incinérateurs a donné des idées à certains acteurs privés qui proposent des offres alternatives. D’anciens étudiants de l’Université des Montagnes ont, en partenariat avec une ONG basée en Allemagne, fabriqué des brûleurs qu’ils vendent aux centres de santé soucieux de ne pas déverser leurs déchets dans la nature. Malgré la qualité de l’équipement, les clients ne se bousculent pas, a observé Jauspin Dongmeza, enseignant en générique biomédical à l’Université des Montagnes.
D’après lui, seules neuf formations sanitaires ont sollicité leurs services et deux autres ont passé la commande de cet incinérateur artisanal d’un coût total de 9 000 000F CFA l’unité, dont le brûleur à lui seul est estimé à 2 000 000F. L’incinérateur génère une température de plus de 800 degrés nécessaires pour détruire complètement une aiguille. Le projet a germé dans l’esprit d’anciens étudiants après qu’un de leur camarade, alors stagiaire à l’hôpital du district de la cité des Palmiers, a été piqué pendant qu’il transportait un grand stock d’aiguilles à « déverser ». Les tests de virologie et de sérologie effectués par la suite sur cet étudiant se sont révélés négatifs, mais il a été mis sous traitement pendant trois mois.
Basée à Bwadibo, à la sortie ouest de la ville, la société Garage Marine Cameroun (GMC) dispose d’un incinérateur industriel. Mais, faute de clientèle, la chaine industrielle inaugurée en 2005 est en arrêt d’activités. Bocom International, une autre société privée soutenue par des pontes du parti au pouvoir, rafle la plus grosse part de marché, même si une source interne a déclaré que cette société ne compte qu’une dizaine d’hôpitaux privés et cinq laboratoires dans son portefeuille client.
Mais, la plupart des centres de santé et même les hôpitaux de district boycottent ces offres privées en pointant la cherté des prix. En laissant un kilogramme de déchets dangereux à un peu plus de 1000F et en deçà de 1500F, les opérateurs privés trouvent le prix abordable compte tenu de la quantité d’énergie utilisée pour faire tourner les machines dotées de dispositifs de traitement de la fumée toxique.
Corruption à la mairie
En fait, les services d’hygiène et d’assainissement des collectivités territoriales ont la charge non seulement de veiller à l’observation rigoureuse des règles d’hygiène par les formations sanitaires, mais aussi de s’assurer que les déchets produits dans ces hôpitaux et cabinets de soins médicaux sont détruits dans le respect de la règlementation en vigueur. Mais, pourris par la corruption, ces services représentés dans l’administration des hôpitaux publics sont inefficaces.
Les équipes des mairies qui se présentent dans les formations sanitaires se préoccupent prioritairement des sommes d’argent qu’elles collectent annuellement ou semestriellement, moyennant la délivrance d’une « quittance police environnementale » qui tient lieu de reçu, affirment des gérants de centres de santé. « Il suffit de leur donner un peu d’argent et ils font leur rapport en votre faveur », a déclaré le promoteur d’un centre de santé à Grand-Hangar, à Douala 4ème.
Le service hygiène et assainissement de la commune de Douala 5ème, ainsi que le service communication, ont déclaré que, outre les taxes et amendes imposées aux établissements commerciaux, à l’instar de la taxe sur le développement local (TDL), il y a aussi des pénalités que les formations sanitaires versent à la mairie pour les mauvaises pratiques observées. « Le maire nous instruit des contrôles inopinés dans les centres de santé », a dit Augustin Leumalieu, employé de la mairie de Douala 5e. Les montants des pénalités sont fonction de la catégorie de la structure et varient entre 15.000 et 30.000FCFA, mais certains cabinets de soins médicaux à Douala 3ème payent 5 000F, selon nos informations.
Les autres mairies de la ville de Douala n’ont pas souhaité se prononcer sur le sujet.
Comments 1