Assis sur une pierre posée à l’entrée du domicile familial situé à l’est de la capitale économique, Brandon Ndeumeni, un conducteur de moto-taxi âgé de 30 ans, a des frissons lorsqu’il entend le nom «Gabi»*. Ces quatre lettres rappellent au jeune homme une scène qui s’était produite trois mois auparavant en plein air dans son quartier.
Ce jour-là, alors qu’il joue aux cartes avec trois de ses amis, Brandon est approché par un individu, plus connu sous le nom de Gabi, qui se propose de se joindre au trio. Sans se poser des questions, les jeunes acceptent de partager la partie de cartes avec le nouvel arrivant. Mais, peu de temps après, le petit groupe reçoit une visite surprise. «Des gendarmes armés ont surgi de nulle part et nous ont tous interpellés sans raison», raconte Brandon.
Le piège
Arrivés dans les locaux de la gendarmerie, seuls Brandon et ses trois amis ont été entendus pendant une heure de temps par un enquêteur. Il leur a été demandé de payer chacun la somme de 50.000 FCFA pour leur éviter la prison, raconte le conducteur de moto-taxi. Gabi, le joueur qui a rejoint la bande à la dernière minute, n’a pas été inquiété par les gendarmes.
Plus tard, Brandon et ses copains ont compris qu’ils sont tombés dans un piège tendu par Gabi, l’homme qui a fourni le renseignement ayant abouti à l’interpellation. «Gabi a dit qu’il ne peut rien faire pour nous et qu’il faut seulement que nous donnions ce qui nous est demandé», se souvient Brandon. «Nous avons payé 20.000 FCFA chacun pour sortir de la cellule».
Brandon et ses amis ont évité la prison in extremis. Donald n’a pas eu la même chance. En décembre 2022, ce coiffeur a passé deux mois à la prison centrale de New-Bell à Douala après avoir été accusé d’abus sexuels sur un gamin de sept ans. Au moment où Donald s’apprêtait à faire subir des examens médicaux à la victime pour démontrer son innocence, il a été accroché par deux gendarmes emmenés par Gabi, celui qui a tout manœuvré, selon le coiffeur.
Brandon et Donald se partagent la même peine d’ avoir un jour rencontré sur leur chemin, Gabi, un homme redouté qui collabore avec les forces de l’ordre.
Sécurité sous-traitée
Au Cameroun, les forces de l’ordre, engagées dans plusieurs fronts, sont à la quête de renseignement prévisionnel pour pouvoir assurer la sécurité des personnes et des biens. Comme la plupart des unités de police et de gendarmerie sont en sous-effectif, certains commandants et commissaires voulant être plus efficaces ont entrepris de recruter au sein de la population, des civils comme Gabi qui ont la charge de leur fournir des informations.
Pourtant, cet enrôlement d’informateurs, communément appelés indics, est non conforme à la règlementation qui encadre le fonctionnement de la police et la gendarmerie.
Jean Achille Engbwang, commandant de la brigade territoriale de gendarmerie de Bépanda, dans le cinquième arrondissement de Douala, a déclaré dans une interview qu’il a recruté cinq indics dans son unité pour étoffer les «réseaux d’informations personnelles». Mais, «Ils(les indics) ne sont pas reconnus par l’État, c’est nous qui les connaissons», précise-t-il avant de justifier la présence de ces civils auprès des hommes en tenue et les critères de leur recrutement.
«Nous avons ordonné à chaque responsable de secteur de recruter des jeunes de bonne moralité qui nous servent de relais sur le terrain», a déclaré Jean Achille Engbwang. «Ça nous permet de gérer efficacement l’aspect sécuritaire dans notre circonscription administrative».
En outre, certains chefs d’unité mettent à la disposition des indics, qui sont pour certains des repris de justice, des matériels destinés à l’usage exclusif des policiers et gendarmes tels que des menottes, des appareils de communication audio et même des armes à feu.
Quand le reporter du journal en ligne The Museba Project a rencontré Gabi pour la première fois, ce dernier était vêtu d’un pantalon kaki de couleur verte et d’un polo noir estampillé «Garde Présidentielle». Il tenait un appareil de communication audio en main et une paire de menottes était accrochée sur son ceinturon. Avec cet accoutrement, Gabi a de quoi faire croitre aux curieux qu’il est un homme en tenue. Pourtant, ses voisins dans le cinquième arrondissement de la ville savent que le jeune homme d’environ 38 ans se fond dans la population pour recueillir des informations utiles aux forces de l’ordre.
De jour comme de nuit, Gabi se promène en permanence avec un appareil de communication audio appelé talkie-walkie, une paire de menottes et une arme à feu.
Gabi à coeur ouvert
«Plus vous travaillez, plus vous êtes rémunérés»
Reporter : Comment avez-vous été enrôlé ?
Gabi :C’est un service trop clé, trop secret et ordonné. Quand tu es rattaché à la gendarmerie, tu envoies tes renseignements au commandant de la brigade pour solliciter son intervention. Notre rôle est de sillonner, observer la nature et le comportement des hommes. Quand nous constatons des anomalies telles que les agressions, les entreprises qui polluent l’environnement ou des gens qui vendent des produits périmés qui peuvent nuire à la santé des populations, nous contactons immédiatement le commandant de brigade ou le commissaire de notre poste rattaché, pour l’informer de la situation. Dès qu’il est informé, il prend les dispositions pour intervenir.
Comment procédez-vous sur le terrain, une fois que vous avez observé toutes ces dérives-là ?
Dès lors que je constate qu’il y a agression, je contacte ma hiérarchie. Ensuite, je peux demander de l’aide auprès de la population pour neutraliser l’agresseur, en attendant l’arrivée des renforts des forces de l’ordre.
Comment êtes-vous rémunéré ?
Il y a parmi nous des personnels qui sont reconnues par le Ministère de la défense; ils travaillent directement au compte de l’ État du Cameroun comme employés civils, et ils ont un salaire. Il y a d’autres par contre qui sont rémunérés en fonction de leur travail; c’est-à-dire lorsque le commandant décide de travailler avec toi, il peut de temps à autre te donner une petite somme d’argent à la fin de semaine ou à la fin du mois. Cet argent vient de ses poches et il le fait parce qu’il sait que tu as une famille à nourrir.
Nous avons appris auprès des populations, que les indics montent des opérations avec l’aide des forces de l’ordre, pour interpeller des citoyens, afin de les racketter. Est-ce vrai ?
Ça dépend. Quand un indic observe des choses et informe le commandant. Ce dernier descend sur le terrain et mène une bonne action, alors si tout se passe bien, l’indic est rémunéré. Ce que vous dites peut aussi arriver. Généralement, un bon commandant est toujours en train de vous faire de petites enveloppes pour vous féliciter parce que vous faites du bon travail. Plus vous travaillez, plus vous êtes rémunérés.
Avez-vous déjà mené une action qui a conduit les victimes en prison ?
Plusieurs fois. D’ailleurs même, c’est notre boulot. Quand vous travaillez et que vous êtes rattaché directement à une unité de gendarmerie ou de commissariat, vous êtes quoi ? Vous êtes de la sécurité publique. Donc c’est de notre droit.
Est-ce que les populations apprécient votre travail?
Non. Simplement parce que, même le commandant, qui fait son travail et déferre les gens, puisque ce n’est pas lui qui condamne, on le regarde toujours d’un mauvais œil.
Une arme à feu dans la chaussette
«J’ai l’autorisation de sortir avec une arme à feu», déclare Gabi d’une voix rassurante. «Je cache cette arme dans une des chaussettes lorsque je descends sur le terrain pour une opération dangereuse», ajoute Gabi, qui précise que bien qu’il soit le seul indic de l’unité à avoir accès à une arme à feu, il n’a pas le droit de passer la nuit avec ce matériel de travail.
«Nos indics n’ont pas le droit d’avoir des menottes, un appareil de communication audio, encore moins des armes à feu, c’est un matériel de travail réservé aux forces de maintien de l’ordre», a déclaré Jean Achille Engbwang, qui dit avoir l’habitude de donner entre 5.000 et 10.000 FCFA par indic comme frais de mission lors des enquêtes.
Gabi est blanchisseur de formation. Faute de moyens, il ne pouvait s’offrir des machines à laver. Pendant plusieurs années, il était contraint de laver à la main les vêtements de ses clients. Gabi qui en avait marre de dépenser son énergie dans une activité peu lucrative a décidé en 2016 de tout abandonner après avoir été approché par un chef d’unité de gendarmerie pour devenir un indic. L’ancien blanchisseur au bout de quelques mois dans son nouvel emploi a commencé à se sentir épanoui.
«On gagne sa vie en faisant le métier d’indic», déclare tout sourire Gabi, en agitant le talkie-walkie de couleur noire qu’il tient à sa main droite. «Quand tout marche bien, je peux gagner plus de 200.000 FCFA par semaine». L’indic dit être propriétaire, dans un quartier de la ville de Douala, d’un immeuble R+1 d’une valeur estimée à des dizaines de millions de FCFA.
Si Gabi se fait aussi facilement de l’argent, c’est parce qu’il a appris, en plus de fournir le renseignement, à faire interpeller des innocents qui sont libérés plus tard moyennant le versement d’une somme d’argent. Ces opérations rapportent gros au jeune homme qui a commencé à afficher de signes extérieurs de sa petite fortune.
Au lieu de fournir uniquement le renseignement, certains indics se sont spécialisés dans les arrestations arbitraires, le trafic d’influence et le racket des citoyens dans les grandes villes du pays. Il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre d’indics enrôlés dans les unités de police ou de gendarmerie. Malgré de nombreuses plaintes des victimes, il est encore impossible de connaitre la liste des abus de Droits de l’homme que les indics ont commis sur l’étendue du territoire.
En outre, les indics ne subissent pas une formation sur le respect des droits humains ou sur le renseignement. pour autant, les chefs d’unité continuent à leur faire confiance.
«Lorsque nous recevons des rapports fournis par nos agents de relais, et que nous interpellons les [présumés] suspects, nous prenons la peine d’ouvrir une enquête afin de mieux comprendre les raisons de leurs interpellations», a déclaré Jean Achille Engbwang.
Dr Marcel Nkouandou, Socio-anthropologue à la faculté des lettres et des sciences humaines à l’Université de Douala, indique que les autorités doivent faire une enquête de moralité aux personnes qui leur rendent compte.
«Il est urgent de former ces personnes à la pédagogie civique des droits humains, à la déontologie du métier de renseignement et ne pas toujours croire à la lettre ce que ces indics rapportent comme information», dit Dr Nkouandou. «Dès qu’un indic cesse de fournir les renseignements, il cesse aussi de vivre».
10 ans d’emprisonnement
Comme Gabi, Bao* travaille comme indic depuis quelques années. C’est un quarantenaire de petite taille, environ 1m40. Il réside au village Baleng dans le deuxième arrondissement de Bafoussam, où il est connu étant un repris de justice. Il serait à l’origine de l’incarcération de plus de dix jeunes gens de la localité à la prison de Bafoussam, selon ses voisins. Depuis dix ans, Bao travaille comme informateur de la police mais il ne se limite pas au renseignement. Avec la complicité de certains éléments véreux de la police, il fait aussi interpeller des personnes dans le but de se faire de l’argent.
30 janvier 2023, il est environs 16 heures. Junior, 26 ans, franchit la porte de la salle des suspects d’une unité de police à l’Ouest du Cameroun. Le jeune dépanneur de téléphones portables se dirige timidement vers un enquêteur assis à un coin de la salle. La police avait interpellé Junior en compagnie d’un de ses « clients » qui voulait faire reprogrammer son I Phone. Au moment où Junior s’avance vers le petit comptoir qui sépare la cellule de la salle d’accueil, il découvre que l’individu qui s’est présenté comme un client n’est pas inquiété par les policiers qui lui jettent plutôt des compliments. Le jeune homme qui cherchait à connaitre l’identité du plaignant et le motif de son interpellation apprend que cet individu plus connu sous le nom de Bao, est un indic.
«Junior, tu as fait comment ? », lui demande l’enquêteur. « Tu vas passer la nuit ici si tu n’appelles pas tes parents », menace le policier qui dit au jeune homme de payer la somme de 300.000 F CFA s’il veut regagner sa liberté. « «Je leur ai donné 140.000 F CFA, ils m’ont laissé rentrer à la maison» », dit Junior qui a passé une nuit en cellule.
Dans son article 134, le code pénal camerounais condamne à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans et une amende au plus de deux millions de F CFA, tout fonctionnaire qui sollicite, agrée ou reçoit un don ou présent pour faire, s’abstenir de faire ou ajourner un acte de sa fonction. Cette peine est doublée au cas où le fonctionnaire corrompu est un officier de police judiciaire, dit la loi. Conscients de ces dispositions, les chefs d’unité de police et de gendarmerie passent désormais par les indics pour dépouiller les citoyens, évitant ainsi de se faire prendre la main dans le sac.
Jean Tchouaffi dirige l’Association Camerounaise des Droits des Jeunes, ACDJ, une organisation qui lutte contre les interpellations arbitraires depuis 32 ans. Il dit avoir sorti plusieurs jeunes des lieux de détention où ils avaient innocemment été envoyés après une intervention des indics et garde un mauvais souvenir du travail des indics.
« Ces gars sont plus dangereux que les hommes en tenue, ils utilisent les cartes de visite des policiers et gendarmes pour prendre de l’argent aux gens dans les quartiers », a déclaré le défenseur des Droits humains au cours d’une interview. « Si les pouvoirs publics étaient rigoureux, ce genre de chose ne pouvait pas exister ».
En attendant, les indics comme Gabi et leurs chefs continuent paisiblement d’extorquer de l’argent sans être inquiétés. Malgré les cris de leurs victimes.
*Nom d’emprunt
Cedric kengne